Indépendance et service public de la justice

Quatre ans durant, le précédent garde des Sceaux Eric Dupond-Moretti n’aura cessé de vanter l’augmentation historique du budget de la justice et la pérennisation des hausses de moyens a minima jusqu’en 2027.

Lors de la présentation du projet de budget 2025 ouvertement austéritaire en fin de semaine dernière, la justice a été présentée comme une rescapée, voyant la hausse de ses moyens confirmée contrairement à la plupart des autres ministères.

Halte à la méprise : les arbitrages budgétaires – 440 millions de moins que le budget prévu par la loi de programmation adoptée il y a moins d’un an – sont proprement catastrophiques pour la justice, au regard de ses besoins colossaux.

C’est en effet pour d’excellentes raisons que la représentation nationale avait sanctuarisé, sur un quinquennat, une hausse de 21% du budget de ce service public unanimement reconnu comme étant dans un état de délabrement avancé. Représentant 1,7 % du budget de l’État, dotée de 11 juges pour 100 0000 habitants contre 22 en moyenne et de 3 procureurs pour 100 000 habitants contre 10 en moyenne, la justice française demeure, année après année, parmi les plus pauvres d’Europe.

Comment parvenir à réduire les délais de procédure sans renforcement significatif des effectifs ? Alors que 1 500 magistrats et 1 500 greffiers devaient renforcer les effectifs à horizon 2027, ces derniers augmentent bien moins qu’annoncé : au lieu des 343 créations de postes de magistrats promises en 2025, seules 125 verront le jour, de sorte que les postes vacants ne seront même pas comblés. De surcroît, alors que la com’ gouvernementale a longtemps été articulée sur les fameux « sucres rapides » et que le nombre d’attachés de justice devait atteindre 1 100 postes en 2027, celui-ci battra finalement, du moins pour 2025, le record de…. 0 recrutement net. Le vivier censé nourrir la hausse promise semble s’être quasiment évaporé.

Cet abandon se traduit aussi par une aggravation de l’inacceptable : stagnation des moyens – voire régression en regard de l’inflation – de la protection judiciaire de la jeunesse et explosion de la surpopulation carcérale. Le Gouvernement table ainsi sur une augmentation du taux de suroccupation des maisons d’arrêt de 141% en 2024 à 163% en 2025.

Que la menace de démission du garde des Sceaux, trois semaines après sa nomination, fasse si peu illusion chez les magistrats en dit long sur le désenchantement de notre institution. Ne laissons pas les pouvoirs publics abandonner de nouveau les politiques les plus prioritaires en matière de justice.

CP Budget 2025 - Génération désenchantée (69.11 KB)

aperçu du communiqué

Paris, le 18 septembre 2024

Disparition inquiétante à Matignon

Fait notable dans la composition du cabinet du Premier ministre Michel Barnier, annoncée dans le journal officiel du 17 septembre : la fonction de conseiller justice est désormais rattachée à un « pôle » flambant neuf dont l’intitulé « Sécurité-Justice-Immigration » a de quoi faire frémir, d’autant plus qu’il sera piloté par un conseiller issu de la préfectorale, ex-DRH de la police nationale. Tout un monde... qui assume désormais un désintérêt explicite pour la justice et la séparation des pouvoirs. Après tout, pourquoi s’embarrasser d’un magistrat pour analyser les questions judiciaires, quand l’Intérieur est là, tout prêt à donner son avis ?
 
Si le rapport de force entre le ministère de la Justice et celui de l’Intérieur est le plus souvent défavorable au premier, le désormais regretté « pôle Justice » de Matignon – qui était dirigé par un magistrat et distinct de celui des « affaires intérieures » – était essentiel pour préserver un équilibre institutionnel et politique entre ces deux ministères régaliens aux intérêts parfois concurrents. Le Premier ministre envoie ainsi au diable l’organisation traditionnelle de son cabinet, et avec elle une certaine idée de la justice : un préfet adoubera, ou non, certains projets de nomination de procureurs, arbitrera les désaccords entre les deux ministères sur tel ou tel texte de procédure pénale, validera les projets gouvernementaux de réformes du droit civil ou relatives au statut et aux conditions de travail des personnels de justice, etc. Autant de sujets pour lesquels la voix d’un représentant de l’institution judiciaire ne sera plus audible.
 
Les entreprises de domestication de l’institution judiciaire par l’exécutif sont légion depuis 2017. Cette réorganisation du cabinet du Premier ministre est bien plus qu’un mauvais présage : elle témoigne d’une dévaluation extrêmement inquiétante, au plus haut sommet de l’État, de l’autorité judiciaire et de ses missions, gravement réduites à être au service de l’ordre public et la répression.
 
CP cabinet Barnier (67.96 KB)

Le projet de loi de finances (PLF) 2024, adopté en première lecture par l’Assemblée nationale après utilisation du 49-3,, actuellement en cours de discussion au Sénat, n’est pas surprenant. Il est néanmoins charnière.

Pas surprenant, parce qu’il s’inscrit dans la droite ligne des débats sur la loi d’orientation et de programmation du ministère de la Justice fraichement adoptée. Charnière, parce qu’il est la première déclinaison de cette loi et parce que cette année - c’est assez rare pour le souligner - le budget de la mission justice est présenté par le Gouvernement comme un poste prioritaire, faisant figure d’exception dans un PLF qui tend globalement à la réduction de la dépense publique.

A ce titre, le point positif majeur réside dans le fait que cette fois, la justice judiciaire (+12%) n’a pas été oubliée au profit de l’administration pénitentiaire (pour laquelle le budget alloué reste stable). De même, le programme « conduite et pilotage », qui comporte notamment les crédits alloués à l’immobilier judiciaire, est très bien doté (+35 %). Néanmoins, l’accès au droit et la protection judiciaire de la jeunesse ne voient leur dotation augmenter qu’insuffisamment au regard des besoins des justiciables en ces matières.

Plus généralement, la satisfaction issue de l’augmentation générale des moyens et des effectifs cède devant l’analyse de la répartition des crédits, qui ne reflète en rien la conception de la Justice défendue par le Syndicat de la magistrature. Par exemple, la hausse des crédits alloués à l’aide juridictionnelle est inférieure à l’inflation, et celle des crédits alloués à l’aide aux victimes est décevante au regard des fortes attentes (4,4%). A l’inverse, de nombreux crédits sont alloués dans la perspective des Jeux Olympiques 2024 et d’une augmentation de l’activité pénale, qui relève plus de l’incantation que de la prévision. Dans le même ordre d’idée, l’un des axes prioritaires en terme de politique et traitement des affaires pénales pour 2024 est l’amplification de la réponse pénale. Encore et toujours, de nombreux crédits sont alloués à la construction de nouvelles places de prison.

A cette frénésie pénale s’ajoute une vision quantitative de la justice au détriment d’une véritable réflexion sur le sens et la qualité du service rendu. Ainsi, si le Gouvernement se félicite de la proportion d’affaires pénales traitées en moins de 12 mois, il s’avère que ce résultat est principalement obtenu « grâce » à l’utilisation massive de procédures de jugement rapide et/ou sans débat contradictoire, ou encore à la mise en œuvre du code de la justice pénale des mineurs. De la même manière, le Gouvernement compte sur les cours criminelles départementales pour résorber le stock démentiel d’affaires criminelles en attente de jugement, au seul motif que le temps nécessaire au jugement est moins important, sans s’interroger sur la dégradation de la qualité du jugement des crimes qui en découle.

Outre ce panorama général, le Syndicat de la magistrature a analysé le budget de la Justice programme par programme. Vous trouverez nos observations écrites ci-dessous.

 

Dans le cadre de notre audition du 15 novembre par les rapporteures de la commission des lois du Sénat sur les programmes justice judiciaire, accès au droit, conduite et pilotage et Conseil supérieur de la magistrature, nous avons décidé de concentrer principalement nos observations sur la question centrale de ce PLF : les recrutements.

Nous avons souligné d’emblée une certaine lassitude ressentie par les magistrats : un plan sur 5 ans ayant pour ambition de rattraper 30 ans d’abandon et présenté comme une fin en soi, sans vision de long terme. Nous savons pourtant déjà que les 10 000 agents supplémentaires en 5 ans seront non seulement difficiles à digérer pour les juridictions, mais également qu’ils ne suffiront pas à « réparer la justice ». Il est donc important de voir plus loin, notamment en ce qui concerne l’ENM et l’immobilier, symptomatique de l’irrationalité budgétaire du court-termisme dont notre ministère fait chaque année les frais.

Ensuite, une fois le principe des recrutements acté, de nombreuses questions se posent, afin qu’ils ne tournent pas à la grande gabegie : qui et comment recruter ? Comment former ? Comment répartir les nouveaux effectifs ? Comment faire pour qu’ils s’intègrent dans les collectifs et lieux de travail déjà en place ?

Nous avons ainsi développé nos observations quant au mode de répartition des effectifs présenté par la Chancellerie à la fin de l’été et quant aux travaux en cours en vue de créer des référentiels de la charge de travail des magistrats. Nous avons également déploré la hausse insuffisante des crédits alloués à l’ENM compte tenu des bouleversements importants engendrés par les recrutements massifs et rapides, ainsi qu’un manque de vision de long terme. De même, nous avons souligné le problème de l’absence d’autonomie financière du CSM alors qu’il va, mécaniquement, voir sa charge de travail augmenter du fait des recrutements et de la nouvelle loi organique, sans réelle marge de manœuvre en termes d’effectifs.

 

[Budget 2024] Le diable se niche dans les détails (438.53 KB)

Paris, le 4 décembre 2023

 

Ne pas se pourvoir est un acte politique

Communiqué sur l’épilogue de l’affaire « Dupond-Moretti »

Ce matin, le procureur général près la Cour de cassation a annoncé qu’il s’abstiendrait d’exercer un pourvoi en cassation contre la décision de relaxe rendue le 29 novembre 2023 par la Cour de justice de la République (CJR) dans l’affaire « Dupond-Moretti » – du nom du ministre de la Justice qui était prévenu d’avoir commis, en qualité de ministre de la Justice, un délit pénal de prise illégale d’intérêts.

Alors même qu’il avait fermement soutenu l’accusation tout au long du procès, le procureur général près la Cour de cassation – le seul autorisé à former un pourvoi contre cette décision – a expliqué renoncer à cette voie de recours, en invoquant les raisons suivantes :

« Quelle que soit la décision de la Cour de cassation, il faudrait rejuger cette affaire, il faudrait réunir une nouvelle Cour de justice de la République »

Ce que nous en comprenons : Nul doute, pour le Procureur général, que le pourvoi aboutirait à une annulation de la décision de relaxe, avec renvoi devant la CJR autrement composée : un rejet du pourvoi ne nécessite effectivement pas de réunir une nouvelle Cour de justice de la République.

Le pourvoi conduirait à une « procédure extrêmement lourde, avec un résultat qui serait, au final, sûrement aléatoire »

Ce que nous en comprenons : Selon le Procureur général, la CJR, même autrement composée, même après une décision de l’assemblée plénière de la Cour de cassation, pourrait de nouveau s’affranchir de la jurisprudence constante de la Cour de cassation concernant le délit de prise illégale d’intérêts. Alors à quoi bon se battre pour l’application de la règle de droit ?

La situation a « créé un climat difficile et extrêmement tendu dans la relation entre les magistrats et le ministre. Il faut y mettre un terme. » […] « Nous avons beaucoup à faire dans les mois à venir »

Ce que nous en comprenons : Alors que les causes premières de ces tensions sont les actes du ministre de la Justice, c’est l’autorité judiciaire qui décide d’y mettre fin, et à quel prix ? Faire abstraction de la règle de droit pour ménager ses relations avec le pouvoir exécutif.

 

C’est une décision « strictement judiciaire », sans doute, puisqu’elle émane de l’autorité judiciaire.

C’est une décision « d’apaisement », peut-être, et finalement pourquoi pas ?

Mais y avait-il décision plus « politique » ?

 

Ne pas se pourvoir est un acte politique - Communiqué sur l’épilogue de l’affaire « Dupond-Moretti » (65.84 KB)