Défense des libertés

La notion d’« État de droit » est malmenée depuis des décennies par certaines franges de la classe politique, au motif qu’elle serait le faux-nez d’une idéologie « gauchiste », égalitariste, naïve et complaisante à l’égard des délinquants, mise en œuvre par un gouvernement des juges laxiste et dogmatique.

 Ce weekend, le ministre de l’Intérieur a mobilisé cette rhétorique néfaste à tous les niveaux en lui donnant une toute autre envergure. Son rétropédalage tardif dans un communiqué de presse du 1er octobre, n’aura pas suffi à réparer les dégâts causés par la frappe chirurgicale mais explosive qu’il a opérée sur la notion même d’« État de droit » : celui-ci ne serait « ni intangible, ni sacré » et ne serait pas le support indispensable de la démocratie.

En arrière-plan réside une opposition fictive : les faillites de la loi – il y a en effet beaucoup à redire sur les conditions dans lesquelles elle est votée et appliquée – contre la « vérité » absolue, surplombante du « peuple ». Surfant sur le sentiment, légitime, d’abandon par les gouvernants, maintes fois exprimé dans la rue et les urnes, mais aussi sur le décalage entre la manière dont la justice est rendue et les attentes des justiciables, Bruno Retailleau ressort une vieille recette bien connue : la promesse d’un lien direct, immédiat et organique entre la volonté du peuple et celle de l’exécutif. Une fois encore, que de confusions.

Suggérer que l’État de droit pourrait être à géométrie variable, pour ne s’appliquer qu’aux « bons », aux « méritants » et non aux « mauvais », remet directement en cause ce qui fonde notre société démocratique : l’inconditionnalité des droits de toutes et tous. Qu’est-ce que cela signifie ? Que d’où que l’on vienne et quoi qu’on ait commis, sont garantis par exemple, le droit d’accès au juge, le droit de faire appel d’une décision de justice qu’on estime injuste, le droit de prévenir sa famille en garde-à-vue, le droit de manifester son désaccord envers telle politique menée, le droit de circuler sur le territoire sans être arrêté par les forces de l’ordre pour des raisons arbitraires, autrement dit non prévues par la loi, ou encore, le droit d’être traité de façon égalitaire et digne quand on est étranger, incarcéré ou que l’on a commis un acte grave.

L’État de droit, ce sont donc des lois qui s’appliquent à toutes et tous, de manière prévisible et équitable. Mais c’est aussi un État qui se soumet au droit plutôt qu’à la force ou à l’arbitraire d’un pouvoir politique tout-puissant ; pour ce faire, il se soumet à plusieurs exigences, parmi lesquelles le respect par les gouvernés comme par les gouvernants d’un cadre juridique et de règles choisies en commun, à commencer par la Constitution. A cet égard, faire voter la loi « immigration » en assumant qu’elle contenait des dispositions inconstitutionnelles, c’était attaquer l’État de droit.

Pour être effectif, celui-ci doit également garantir une répartition équilibrée des pouvoirs entre le peuple souverain, l’exécutif, le législateur chargé de voter les lois et les juges chargés de réguler les conflits sociaux. Par exemple, d’un côté, l’action des policiers (dirigée par l’exécutif) doit être contrôlée par la justice pour vérifier qu’il n’y a pas d’abus de pouvoir. De l’autre, les juges ne peuvent en aucun cas appliquer des règles qui n’ont pas d’abord été votées par les représentants du peuple.

Laisser croire que l’État de droit serait la cause des souffrances de notre société est irresponsable et dangereux. Implicitement, Bruno Retailleau ouvre la porte à des droits sélectifs, impliquant une hiérarchisation entre des personnes. Ce régime politique porte un nom et doit être fermement combattu. Sur ce point, le vague rappel de Michel Barnier dans son discours de politique générale, après avoir soutenu entre les lignes la préférence nationale et déroulé une feuille de route exclusivement tournée vers la répression, est bien loin du compte.

Communiqué de presse en réaction aux propos du ministre de l’Intérieur sur l’État de droit (76.09 KB)